Image : Stocklib / Kheng Ho Toh
Près de huit ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, les pays occidentaux craignent une nouvelle escalade du conflit dans l’est de l’Ukraine, en raison d’un afflux de troupes russes inhabituels à la frontière. Depuis 2014, les deux voisins accumulent les tensions, mais les opinions divergent quant aux intentions de Moscou.
L’Ukraine se retrouve, en effet, au cœur des tensions diplomatiques. Depuis plusieurs semaines, des forces russes continuent de se masser près de la frontière ukrainienne, comme l’ont révélé des images satellites, laissant craindre une invasion du pays par le Kremlin. Depuis février 2014, des combats ont lieu en Ukraine, dans la région du Donbass, ayant pour origine la volonté de séparatistes ukrainiens pro-russes, d’assimiler l’Ukraine à l’Etat fédéral Russe.
Les membres de l’Otan ainsi que Kiev s’inquiètent désormais d’une éventuelle offensive de la Russie, ravivant les souvenirs de l’invasion de la Crimée. Sur fond de bras de fer entre la Russie et l’UE au sujet de la crise des migrants en Biélorussie, cette nouvelle démonstration de force du Kremlin fait craindre une énième escalade, voire un risque de conflit ouvert. Analyse des enjeux du conflit et de ses origines.
Inquiétude à la frontière
Moscou est accusé d’être partie prenante dans cette crise en armant et finançant les forces irrégulières, voire en fournissant des combattants sans insignes. La Russie et l’Ukraine, toutes deux anciennes républiques soviétiques, sont aussi à couteaux tirés en raison de l’invasion expresse de la péninsule de Crimée, en 2014, suivie de son annexion par Moscou, que quasi-personne dans le monde n’a reconnu, hormis la Biélorussie depuis le 30 novembre. L’est de l’Ukraine est donc en proie depuis 2014 à une guerre civile entre des forces irrégulières pro-Russes établies dans la région du Donbass et le pouvoir central de Kiev. Ce conflit a déjà fait 13 000 morts malgré les accords de cessez-le-feu de Minsk, conclus en 2015. Ces accords ont fixé la ligne de contact entre les forces loyalistes et celles des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. L’Ukraine a perdu le contrôle de sa frontière avec la Russie ainsi que 3 % de son territoire. Depuis lors, les incidents armés sont réguliers sur la ligne de contact.
Ce n’est donc pas la première fois que la Russie opère des manoeuvres d’envergure non loin de l’Ukraine, l’OTAN s’en était déjà alarmé en avril 2021, avant que Moscou ne recule au bout de quelques semaines. L’inquiétude est amplifié par l’échelle de la mobilisation militaire russe inhabituel. Le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a évoqué la présence de blindés, de drones et de « dizaines de milliers de soldats prêts au combat ». L’OTAN a partagé avec Kiev des renseignements satellites selon lesquels le Kremlin a massé cent bataillons tactiques et des missiles Iskander à 240 km environ de la frontière orientale de l’Ukraine, ainsi qu’en Biélorussie et en Crimée. Selon le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken, « nous ne savons pas si le président Poutine a pris une décision sur l’invasion. Nous savons qu’il est en train de mettre en place la capacité de le faire rapidement, s’il le décide ». Les Ukrainiens, eux, ne se sont inquiétés que tardivement de ces manoeuvres militaires. Suite à un voyage aux Etats-Unis, le ministre des Affaires étrangères ukrainien est devenu beaucoup plus alarmiste. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a évoqué le 26 novembre des « signaux très dangereux » de la part de Moscou. Le chef des renseignements ukrainiens, Kyrylo Boudanov, assure que la Russie a massé 92 000 soldats aux frontières de son pays et dit craindre une offensive fin janvier.
Les lectures de ce qui se passe actuellement à la frontière russo-ukrainienne peuvent être très différentes, variant entre la démonstration de force russe pour faire pression sur le président Zelenski ainsi que ses partenaires occidentaux, et la crainte d’une véritable invasion de l’Ukraine. Toutefois, selon plusieurs chercheurs, une invasion de l’Ukraine ferait peser des risques « énormes » sur la Russie, des sanctions occidentales, mais aussi l’arrêt du projet de gazoduc Nord Stream 2 (gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique). Ces intimidations de Moscou serviraient surtout à dissuader l’OTAN de tout rapprochement avec l’Ukraine. Vladimir Poutine voudrait que le paradigme des relations avec les Occidentaux change et donc que les sanctions soient levées afin que les Occidentaux tiennent mieux compte des intérêts russes.
L’Otan et Washington accusent, Moscou dément
La Russie dément tout projet d’invasion, mais se dit obligée de procéder à des déploiements « préventifs » car Kiev fomenterait une reconquête du Donbass où vivent 600.000 citoyens ukrainiens dotés ces dernières années d’un passeport russe. Pour Vladimir Poutine, qui a lancé un avertissement à ceux qui franchiraient ses « lignes rouges », l’Otan menace sa sécurité en menant des exercices à la frontière ukrainienne et en mer Noire, ou en déployant des unités à l’intérieur même de l’Ukraine, ce que l’Alliance dément. Une éventuelle adhésion de Kiev au sein de l’alliance Nord-Atlantique serait perçue comme un affront pour le Kremlin. L’adhésion et l’aide de l’Otan sont ainsi considérées par Moscou comme une ligne rouge à ne surtout pas franchir pour les pays qui lui sont proches.
L’Otan et les Etats-Unis ne cessent de sonner l’alarme sur les projets de la Russie en Ukraine et tentent d’avertir Moscou des conséquences qu’aurait une invasion, même de faible ampleur. Le secrétaire général de l’Otan a assuré que les Alliés avaient « plusieurs options ». Des sanctions économiques ou politiques sont envisagées faute de possibilités d’intervention militaire puisqu’une confrontation directe entre des soldats américains et russes est le tabou absolu depuis que les deux pays sont dotés d’armes nucléaires. Tabou respecté en quarante ans de guerre froide. Le président ukrainien a quant à lui estimé que la Russie cherchait un prétexte pour intervenir militairement dans son pays, lequel serait prêt à faire face. L’armée ukrainienne, approvisionnée en armements modernes par plusieurs pays occidentaux, dont les Etats-Unis, ainsi que la Turquie, est bien plus robuste qu’en 2014, où elle était dotée d’équipements vétustes et peu abondants. Le dirigeant ukrainien, qui souhaite des « négociations directes » avec Moscou, a tout de même demandé à l’Otan de préparer des sanctions dissuasives envers la Russie.
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a, quant à lui, dénoncé la « menace directe » que représente l’Ukraine. « Si l’Occident n’est pas capable de dissuader l’Ukraine, mais s’il essaye au contraire de l’encourager, alors nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour assurer notre sécurité », ajoute-il. Mais il est difficile de croire que la population soutiendra une telle action militaire. D’un point de vue politique, économique et social, une annexion ukrainienne serait donc une perte pur alors que la Russie se démarque déjà par son impulsivité, sur le plan de la politique étrangère.
Des causes antérieurs
En février 2014, les séparatistes prennent possession de la Crimée, péninsule de la Mer Noire. Par la même occasion, les Russes en profitent pour construire un pont entre la Russie et la Crimée : le pont de Crimée. Ce pont permet à la Russie de contourner l’embargo économique que l’Union Européenne avait posé en septembre 2014 pour protéger l’Ukraine de son ingérence. Par la suite en mars, les séparatistes attaquent les ukrainiens dans la région du Donbass. Commence alors la guerre du Donbass qui continue encore aujourd’hui. Les séparatistes estiment que les populations russophones devraient faire partie intégrante de l’État russe. Ainsi, ceux-ci ont le soutien direct, toutefois officieux, de Vladimir Poutine. Lors de la prise de la Crimée, des groupes militaires russes se sont vus postés le long de la frontière russo-ukrainienne pour un renfort éventuel. De plus, les séparatistes sont soutenus matériellement et diplomatiquement par la Russie : celle-ci leur fournit des armes et l’extradition si ils sont capturés par les autorités ukrainiennes.
« Une guerre civile internationalisée »
Pascal Boniface, directeur de l’IRIS de Paris
Selon Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et des stratégies (IRIS) de Paris, cette guerre est une guerre civile internationalisée. Il s’agit d’une guerre qui trouve son origine à différentes échelles. Localement, d’abord par le schisme entre les ukrainiens et les séparatistes. Au niveau national, il s’agit aussi ici d’un schisme, idéologique cette fois. Les visions du monde autrefois partagées par la Russie et l’Ukraine ont évolué pour cette dernière. En effet, elle se rapproche de plus en plus de l’Union Européenne depuis les Accords d’Association entre l’UE et l’Ukraine signés en juin 2014. Cependant la France, l’Allemagne ou encore l’ONU jouent également depuis les accords de Minsk en 2015, un rôle de médiateur entre les deux pays.
Néanmoins, les accords de Minsk qui avaient pour but de ramener la paix entre les deux pays et notamment dans la région sinistrée du Donbass, ont échoué. En effet, les motivations et enjeux cristallisés autour de ce conflit sont bien trop importants pour aboutir à une paix durable. Derrière ce conflit, il y a d’importants enjeux politiques et économiques. Pour la Russie, il s’agit de reprendre la main-mise sur le détroit de Kertch, détroit donnant accès à la mer Méditerranée et à la route circumterrestre dont la Russie se voit coupée sur son flanc Ouest mais aussi de retrouver sa puissance à l’époque soviétique, ceci passant notamment par une nouvelle domination de ce que la Russie considère comme son étranger proche.
Pour Volodymyr Zelensky, l’actuel président ukrainien, il s’agit d’affirmer son pouvoir face au dorénavant ennemi russe et de définitivement marquer l’indépendance ukrainienne de Moscou. Pour ces différentes raisons, les accords de Minsk ont échoué. Cependant depuis 2019, lors du sommet parisien entre l’Allemagne, la France, l’Ukraine et la Russie, les deux belligérants se sont dit prêts à tout pour enrayer cette guerre qui dure.
Une crise plus profonde
Preuve que le dialogue n’est pas rompu, la Russie a annoncé un entretien qui doit se tenir mardi entre le président russe et son homologue américain Joe Biden. Il semble encore trop tôt pour voir les prémisses d’une désescalade. Car si les tensions peuvent s’apaiser rapidement en Ukraine, la confrontation entre Washington et Moscou plus profonde, risque, elle, de se redéployer sur un autre terrain, en Europe comme ailleurs.