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Éthiopie : Analyse d’un pays en déroute

Éthiopie : Analyse d’un pays en déroute

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En cours depuis un an, la guerre civile s’intensifie en Ethiopie, jadis destination préférée des investisseurs en Afrique et désormais isolée à l’international. Alors que les rebelles du Tigré ont formé une coalition avec d’autres groupes, le gouvernement fédéral d’Addis-Adeba craint d’être renversé, accusé d’affamer la région séparatiste du Tigré. Les civils, eux, paient le prix fort.

Un an de guerre, et l’espoir d’un apaisement des violences qui s’amenuisent. Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, l’Ethiopie fait face à un conflit meurtrier opposant des rebelles originaires de la région du Tigré, dans le nord du pays, au pouvoir central d’Addis-Abeba, la capitale. Le mois dernier, le Premier ministre, Abiy Ahmed, a décrété, de nouveau, un état d’urgence, suspendant toutes les libertés face à l’avancée des rebelles qui se rapproche chaque jour un peu plus de la capitale.

Difficile entente avec la communauté internationale

Le Conseil de sécurité de l’ONU, exprimant sa « profonde inquiétude » sur l’évolution du conflit, a appelé à un cessez-le-feu « durable ». Une incitation à un « dialogue national éthiopien inclusif pour résoudre la crise » a été lancé dans le même temps. Assassinats, tortures, violences sexuelles… Le rapport de l’agence onusienne fait également part d’une « extrême brutalité ». De son côté, Washington a ordonné dernièrement le départ de son personnel diplomatique non essentiel en Éthiopie. Un départ justifié « en raison du conflit armé, de troubles civils et de possibles pénuries », selon le Département d’État.

De surcroît, les menaces sur la stabilité de la région inquiètent la communauté internationale, qui s’active ces derniers mois pour tenter de trouver une solution au conflit. Ce dernier a déjà plongé plus de 400 000 civils en situation de « sévère malnutrition », selon l’ONU, qui estime que les six millions d’habitants du Tigré sont soumis à « un blocus de l’aide humanitaire ». L’organisation estime également qu’elle aura besoin de 200 millions de dollars pour venir en aide rapidement aux populations déplacées. Les associations humanitaires affirment, elles aussi, que l’approvisionnement du Tigré requiert un flux quotidien d’une centaine de camions d’aliments et médicaments depuis le reste du pays. Inversement, des manifestations dénonçant l’ingérence occidentale sont organisées régulièrement par le pouvoir. Ne pouvant plus s’approvisionner en armes auprès de l’Allemagne, la France ou Israël, Addis-Abeba s’est tourné vers la Turquie et l’Iran. Le gouvernement éthiopien avait d’ailleurs riposté en expulsant 7 employés de l’ONU pour « ingérence ». Enfin, en août, Addis-Abeba avait interrompu les opérations de Médecins sans frontières et du Conseil norvégien des réfugiés. Un dixième seulement des camions d’approvisionnements préconisés par les organisations humanitaires ne parvient actuellement dans la région du Tigré.

Une médiation entre les partis en conflit et les nombreux débats effectués aux Nations Unis n’ont abouti à rien. La faute notamment au bocage de Pékin et de Moscou sur l’imposition de toute sanction. Les deux pouvoirs n’ont pour autant montrer aucun signe de pressement de venir en aide financièrement au régime éthiopien.

Quelles véritables causes du conflit ?

Créé en 1975, la principale formation politique de la région du Tigré (Front de Libération du Peuple du Tigré, FLPT) a été très tôt impliquée dans la lutte armée contre le gouvernement militaire provisoire de l’Ethiopie socialiste. A la libération du pays de la junte marxiste, le 28 mai 1991, le parti s’impose en tant que principale force politique de l’Ethiopie, au sein de la coalition du Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (EPRDF). Le Tigré est l’une des dix régions d’Ethiopie, située à l’extrémité nord du pays. Grande comme l’Autriche, elle est peuplée par plus de 5 millions d’habitants, possédant leur propre langue et leur propre culture. L’Ethiopie fonctionnant comme un Etat fédéral et chacune de ses régions jouissant d’une très forte autonomie, le Tigré possède son propre gouvernement et son propre système judiciaire.

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La région ne semble pas avoir de valeur économique particulière (aucune ressource économique et naturelle notable), mais pourtant elle est aujourd’hui ardemment disputée entre les parties en conflit. En réalité, sa véritable valeur est surtout militaire, politique et symbolique étant située à la frontière avec l’Erythrée (ancien ennemi de longue date de l’Ethiopie). Cette situation géographique contribuent donc à conférer au Tigré une grande importance militaire et géostratégique pour l’Etat éthiopien, dans ses rapports avec les autres pays de la corne de l’Afrique. De plus, comme pour tout autre pays, l’unité nationale est l’un des socles de l’Etat éthiopien. De ce fait, perdre l’un de ses territoires, quel qu’il soit, serait le symbole d’un échec du système politique.

Les relations entre le Tigré et le pouvoir central ont véritablement commencé à se dégrader en 2018, après l’élection d’Abyi Ahmed au poste de Premier ministre, chassant les autonomistes du Tigré du pouvoir. Ce dernier a, effectivement, voulu intégrer les principales ethnies du pays à son parti politique. Les Tigréens, qui représentent 6 % de la population éthiopienne mais qui jouissaient d’une très grande influence dans les institutions centrales, ont alors reproché au chef du gouvernement de ne pas leur donner la part de pouvoir qui, selon eux, leur revient. La FLPT se place à partir de ce moment dans l’opposition, puis bascule dans le séparatisme en août 2020, quand le pouvoir central décide de reporter les élections législatives à cause de la pandémie de coronavirus, alors que la formation a tout de même organisé un scrutin au Tigré, dont il est sorti grand gagnant. En représailles, Addis-Abeba a drastiquement réduit les crédits fédéraux destinés à la région. La tension est monté et le 4 novembre 2020, la branche armée du FLPT a attaqué une caserne de l’armée éthiopienne à Mekele, la capitale du Tigré, y récupérant armes et matériel.

Des tensions en constante augmentation

Le jour même de l’attaque du FLPT, le pouvoir central a commencé à bombarder les positions adverses. Quelques jours plus tard, Addis-Abeba a décrété l’état d’urgence et n’a plus reconnu les autorités régionales du Tigré comme légitimes. Depuis, les combats font rage dans la région. Les deux camps revendiquent plusieurs victoires mais aucun ne parvient à se distinguer.

Le 26 novembre 2020, après avoir tenté de faire taire définitivement la répression par un ultimatum, Abyi Ahmed a annoncé le commencement de l' »offensive finale » contre la « clique criminelle » du FLPT.

De plus, sans officiellement participer à la guerre, l’Erythrée occupe pourtant une place non négligeable dans le conflit au Tigré. Après s’être fait la guerre à la fin du XXème siècle en raison notamment de l’implication de l’Erythrée dans la chute du régime dictorial en Ethiopie, les deux parties sont restés opposées sur des questions territoriales.

Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien

« Il y a des sacrifices à faire ! »

Fin octobre, les forces tigréennes ont déclaré avoir pris le contrôle des villes importantes de Dessie et de Kombolcha, ce qui leur ouvre une route stratégique menant à Addis-Abeba. Des avancées laissant ainsi craindre une prise en main totale de la capitale par les rebelles. Signe de la fébrilité du gouvernement éthiopien, les autorités ont décrété, dès lors, l’instauration de l’état d’urgence. Affirmant avoir atteint la localité de Kemissie (à 325 kilomètres au nord de la capitale), les rebelles n’ont pas exclu de marcher dans les semaines voire les jours à venir sur Addis-Abeba. « Il y a des sacrifices à faire, mais ces sacrifices sauveront l’Éthiopie », a déclaré ce samedi le Premier ministre et prix Nobel de la paix en 2019 Abiy Ahmed. Pour l’heure, le gouvernement dément toute menace imminente. Les capitales étrangères, elles, à l’image de l’Arabie saoudite, de la Norvège, de la Suède ou encore du Danemark ont appelé leurs ressortissants à quitter le pays.

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Les analystes sont également pessimistes. « Une nouvelle guerre menacerait l’autorité du gouvernement fédéral, voire l’intégrité et la stabilité de l’État éthiopien, selon les propos de l’International Crisis Group. Son effondrement aurait des conséquences désastreuses non seulement pour une majeur partie des 110 millions d’habitants de l’Éthiopie, mais aussi pour les autres pays de la Corne de l’Afrique, tous limitrophes du pays. »

Il est pour l’instant difficile de faire une estimation des victimes de ce conflit car les autorités régionales et fédérales limitent fortement l’accès des ONG et des journalistes aux zones de combat. Selon des chiffres très partiels, chaque camp aurait perdu « plusieurs centaines » de combattants depuis le début des hostilités. Depuis de nombreuses semaines, certains hôpitaux de Mekele, principale ville touchée, disent être débordés par l’afflux de blessés. Des observateurs ont aussi dénoncé des crimes de guerres et des exactions contre les civils venant des deux côtés. Selon la Commission éthiopienne des droits de l’homme, les rebelles tigréens auraient par exemple massacré plus de 600 paysans saisonniers issus d’autres ethnies dans une localité de la région début novembre. Au-delà des victimes se pose également la question des déplacés. Pour l’instant, environ 43 000 habitants du Tigré se sont réfugiés au Soudan voisin pour fuir les combats. Selon l’ONU, ce chiffre pourrait atteindre les 200 000.

D’autres massacres dans l’ouest du pays

Si le Tigré fait beaucoup parler de lui, la région des basses terres à l’ouest du pays, est également le théâtre de massacres. La nuit précédent le Noël orthodoxe, début janvier, des hommes en armes ont envahi un village de la région (du Benisghangul-Gumuz, précisément). Le bilan était conséquent : les huit travailleurs saisonniers qu’il logeait avaient été tués, dernières victimes en date d’une série inexpliquée de massacres qui ont fait plusieurs centaines de victimes et déplacé des dizaines de milliers de personnes.

Ces violences intra ethno-linguistiques qui déchirent l’ouest de l’Éthiopie, notamment la zone de Metekel, ont débuté avant le lancement de la vaste opération militaire du gouvernement contre les autorités dissidentes de la région du Tigré. Elles se sont intensifiées pendant cette dernière et illustrent encore une fois des tensions meurtrières qui fracturent l’Ethiopie depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019. Entre novembre 2020 et janvier 2021, plus de 300 personnes ont été tuées dans différentes attaques. Si les observateurs en sont encore à se demander qui se cache derrière ces attaques, la crainte que les violences reprennent ou même empirent est tangible.